De même qu’il n’existe pas réellement de métrique à l'innovation frugale, il n’existe pas de méthode clairement identifiée ce qui pose de fait la question de son déploiement au sein d’organisations déjà sous le joug de fortes contraintes de process. Comme le soulignent Laura Michelini, Alessia Pisoni, Gloria Martignoni (2017 ), nombre de méthodologies font lien avec l’IF (jugaad, frugal innovation, frugal engineering, constraint-based innovation, Gandhian innovation, catalytic innovation, grassroots innovation, indigenous innovation, reverse innovation...).
Mais cette liste peut être aussi complétée avec certains principes proches comme l’effectuation, le good enough innovation ou encore le sustaining innovation tant la promesse de l’Innovation Frugale est large. L’objectif de cet article et des prochains n’est donc pas ici de faire un catalogue des bonnes pratiques mais de revenir sur certains concepts qui me semblent clés en précisant du même coût ce que n’est pas l’IF.
Les principes de l'effectuation sont-ils communs à l’IF ?
Il y a un peu plus de 15 ans, Saras Sarasvasthy, sur la base de travaux de recherche, théorise et met en avant les principes de l’effectuation entrepreneuriale. Repris pas plusieurs auteurs dont Philippe Silberzahn en France, il n’existerait pas d’inventeur génial mais simplement des principes, clés de succès de l’entreprenariat.
Ces principes sont-ils néanmoins communs à l’IF ?
Plus d'info sur le site de Philippe Silberzahn
Causalité et effectuation ?
La logique causale induit un but bien défini (donc des prévisions claires) pour adapter les moyens (ajuster au moindre coût). On considère donc les moyens en fonction d’un but à atteindre, logique d’autant plus simple que le marché est établi. Inversement, la logique éffectuale consiste à considérer les moyens disponibles pour déterminer les buts possibles. Il n’y a donc plus de but ultime mais une succession d’étapes intermédiaires définies en fonction des moyens disponibles. Ainsi comme le précise Dominique Frugier et Chrystelle Gaujard « Tout processus éffectual se traduit par une multitude décisions prises lors du projet, et cela constitue en définitive un apprentissage de la décision entrepreneuriale, que l’accompagnant et l’accompagné doivent évaluer à chaque stade. […] La causation s’impose dès que l’incertitude est maîtrisée, quand on devient sûr des conditions d’accès au marché : on agit alors de manière linéaire pour creuser son avantage. Causation et effectuation fonctionnent comme un vieux couple qui se chamaille. Le processus de construction du projet doit être géré, probablement de manière finalement causale, mais aussi de manière suffisamment ouverte, en autorisant tâtonnements et rétroactions, sans doute cette fois de manière éffectuale. » (D. Frugier et C. Gaujard , 2014)
Ainsi aborder tout sujet avec une pure logique de causalité présente le risque de reproduire les mêmes solutions ce qui, en soi, est opposé à la logique IF et de l'effectuation qui sont plus dans une logique exploratoire. Néanmoins, causation et effectuation sont complémentaires en fonction de la maturité du projet.
Des ressources utilisées comme levier
L’effectuation consiste à partir des moyens à disposition pour définir des buts accessibles. Ceci induit donc de connaître les moyens activables directs (finances, réseau, écosystème, …) mais aussi de s’intéresser à d’autres formes de moyens moins évidentes. Philippe Silberzahn, cite à ce titre le cas de femmes au Bangladesh qui ayant une très bonnes connaissance de leur client et de leur besoin, ont été un élément clé dans le déploiement d’une nouvelle offre de microcrédit. Les moyens activables indirects sont donc tout aussi importants à identifier.
L’inventaire des ressources, imaginer comment les utiliser, favoriser l’engagement des parties prenantes et s’appuyer sur elles, sont des sources de ressources et d’opportunités nouvelles pour construire le projet mais aussi la direction à donner au projet sont donc clés.
L’Innovation Frugale est aussi une démarche volontairement pragmatique dont le principe même de débrouillardise (« muddling through » selon Charles Lindblom) induit la difficulté de mise en œuvre d’une stratégie claire de développement en particulier dans un contexte de rupture avec forte incertitude où la logique causale est incertaine. Inversement, dans le cas d’une logique causale forte, on trouvera donc un mix entre « débrouillardise » et des méthodologies plus rigides comme le design to cost, mais dans tous les cas s’appuyer sur les ressources sera un élément nécessaire et clé.
Ainsi « dans l’effectuation comme dans l’Innovation Frugale, il s’agit de s’inscrire dans un écosystème, pour identifier et mobiliser des ressources et des relations de proximité, en sachant inclure [..] des savoir-faire et des compétences rares et difficilement imitables »
Des process par itérations successives où le risque économique est maîtrisé
Dans l’effectuation comme dans l’IF, on valorise le principe du pas à pas et de l’adaptation en fonction de l’évolution de l’environnement. L’objectif est donc d’avancer tout en réajustant la cible chemin faisant. Dans ce process incertain en termes de résultats, il est important de valoriser la culture de l’échec positif ce qui implique de repenser le risque économique. Ainsi, les 2 approches, sont proches de la gestion de « bon père de famille » où on cherche à maîtriser les coûts en faisant le point à chaque étape plutôt que de chercher à projeter les gains possibles. On y associe le principe de perte acceptable avec un investissement initial réduit de manière à limiter les pertes.
Des process ouverts et tournés vers l’utilisateur
Si l’Innovation Frugale se doit d’être au plus proche des problématiques locales forcément singulières, il en va de même avec l’effectuation, qui va s’appuyer sur des approches de Design Thinking ou de Lead users. Ainsi « l’enracinement de la conception dans les pratiques locales et les échanges permanents entre les différentes parties prenantes, deux éléments clés de l’effectuation et de l’Innovation Frugale, augmentent l’adéquation de la solution au contexte (Sianipar et al., 2013). »
L’impact des contraintes locales, des communautés de pratiques, des traditions, de la rupture recherchée imposent des modes de management de projets beaucoup plus en lien avec les différentes parties prenantes et l’utilisateur en particulier.
Des process Agiles même vis-à-vis de l’objectif final
Ce principe existe clairement dans l’effectuation et l’IF sous la notion de flexibilité, d’improvisation, d’adaptation. Mais l’effectuation apporte ou précise d’autres notions qui sont aussi très cohérentes en regard de l’IF comme la remise en cause des idées reçues et de l’orthodoxie de l’écosystème soit « ne pas regarder ce qui est mais ce qui peut être grâce à votre action » et d’avancer même avec une idée non parfaite. Le but à atteindre est donc lui-même sujet à évolution et donc l’IF intègre la capacité de pivoter comme le décrit E.Ries dans son livre sur le lean startup.
Ainsi selon S. Fagbohoun, « L’effectuation comme l’Innovation Frugale, supposent de transgresser les règles de l’ordre établi et les normes sociales pour avancer dans une relative incertitude » afin de pouvoir s’adapter et pivoter.
En synthèse, IF et Effectuation sont finalement assez proches et partagent une idée commune : "faire beaucoup avec peu" ou du moins avec les moyens disponibles.
Dans les deux cas un changement de mindset est nécessaire tant au niveau du management que des équipes afin de favoriser le développement de l'ingéniosité collective.
Notes
L'effectuation est aussi à l'origine d'une approche structurante développée par Vianeo pour modéliser des nouveaux business models et basée sur les travaux du Pr Vian (ISMA 360 ).
Cet article a été rédigé avant de connaître le contenu du dernier livre de Navi Radjou et Jaideep Prabhu "le guide de l'innovation frugale" paru en octobre 2019
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